mardi 25 janvier 2011

L'idée est le fondement du transcendantalisme. Platon en a fait le cœur de sa philosophie et comme le reconnaît un philosophe analytique (comparse de l'idéologue impérialiste plus que philosophe Russell), Platon est le cœur de l'ontologie occidentale de type transcendantaliste. Aujourd'hui que nous vivons en plein marasme immanentiste, on essaye de faire d'Aristote le maître des philosophes antiques, mais c'est Platon qui occupe cette place.
L'idée représente la clé de voûte explicative du transcendantalisme, soit le prolongement et l'englobement. L'idée signifie la forme du réel qui préexiste au fini, soit le lien entre le fini et l'infini. Selon Platon, les idées préexistent au fini et désignent l'origine du monde idéal. L'idée considère que l'infini est défini (contradiction dans les termes) par l'englobement et le prolongement.
Ce sont ces deux idées qui se sont révélées de plus en plus défaillantes avec le temps : l'on se rend compte que le sensible n'est pas englobé par l'idéal (l'Être) et que le prolongement révèle une mauvaise technique de représentation passant par la projection (l'obsession anthropomorphique stigmatisée notamment par Spinoza, le zélateur inconditionnel du désir, qui plus est complet). Les nihilistes en ont retiré l'idée immanentiste que seul le sensible évoquait le réel complet (laissant le soin au néant déni de reboucher les trous béants de l'incréé vague).
Si la représentation du sensible explose sous les vérifications de buttoir de la science expérimentale moderne, alors la technique du prolongement est fausse. Catastrophique : car le prolongement est la clé de voûte de l'englobement. Du coup, le schéma transcendantaliste s'effondre sans qu'il soit remplacé. La dernière partie de la phrase est à méditer tout particulièrement, car l'essor invraisemblable de la science expérimentale et de la mentalité nihiliste qui la sous-tend et n'est jamais révélée (le nihilsime véritable repose sur le déni) repose sur le préjugé selon lequel la destruction de l'idole Être (pour parler à la manière de Nietzsche) implique son remplacement.
Par quoi? Par - rien? C'est pourtant le triste constat qui se produit. L'hypothèse transcendantaliste est remplacée par une hypothèse qui loin d'être révolutionnaire et géniale se révèle rebattue et originelle : le nihilisme sous une forme certes modernisée - l'immanentisme. Si l'absence d'hypothèse de substitution s'explique très bien dans le cadre du nihilisme (instaurer rien en guise de quelque chose est l'anti-idée vieille comme le monde), il convient dans l'optique d'une viabilité et d'une validité de l'homme de proposer une hypothèse supérieure au transcendantalisme qui dépasse sa contradiction désormais insurmontable et qui permette non la perfection, mais la néguentropie ontologique.
Cette hypothèse qualitativement supérieure se nomme réflexion, en tant que contraction de l'idée et de la réflection ontologique. La réflexion apporte la nuance selon laquelle on n'obtient pas de complément par prolongement, mais par reflet. La réflexion est au néanthéisme ce que l'idée fut au transcendantalisme. Elle procède par reflet et enversion comme l'idée se caractérisait par le prolongement et l'englobement. Elle propose un infini qui soit qualitativement supérieur au transcendantalisme et qui échappe au nihilisme fondé sur la destruction de toute faculté cognitive supérieure de l'homme et son rabaissement au niveau du désir (ou, selon les inflexions, de la volonté).
Le réel est ce qui est infini et incomplet. Le mérite du nihilisme et son tort conjoint sont d'estimer que le néant est en n'étant pas. Mérite : révéler l'existence du néant, soit d'une réalité différente de l'être; tort : privilégier le principe de contradiction (ou l'irrationnel). Le nihilisme antique exprime le courant dissident du transcendantalisme. Sans doute ce courant s'ancre sur l'idée que le réel est le fini et que le fini n'est explicable que si l'on nie l'infini. Le nihilisme provient de l'idée que l'infini, c'est le néant. Son intuition profonde, c'est que le quelque chose est articulé sur une réalité qui n'est pas univoque ni homogène. A partir de là, il enchaîne sur un raisonnement (contradictoire et irrationnel) selon lequel l'infini, c'est le néant pur.
Autrement dit, les transcendantalistes présentent le néant comme l'Etre. Le seul moyen d'admettre le réel est que le réel soit fini. Selon cette conception, l'infini n'existe pas. C'est le néant. Le seul moyen de parvenir à la connaissance du réel est de postuler que le réel est fini et qu'il coexiste avec le néant. L'intuition de départ provient peut-être d'un savoir dégénéré portant sur l'épineuse question de l'infini (amalgame du réel et du fini) ou tout simplement d'une véritable intuition : que le réel est fini parce que l'expérience est finie, ainsi que l'explique crûment un Aristote. Le savoir d'Aristote provient du savoir perse, soit d'une tradition oligarchique d'expression mésopotamienne qui trouve son essor à partir de certaines traditions de l'Inde antique, bien avant les dix mille ans avant notre ère.
L'intuition selon laquelle le réel est fini s'articule à partir de la coexistence du fini avec le néant (soit la négation de l'infini de l'Etre). Cette coexistence est capitale : s'il est facile d'expliquer le néant pur comme le substitut irrationnel de l'Etre, le lien entre le néant et le fini est aussi assez évident : d'un côté, seule la finitude est compatible avec le néant (l'infini n'est pas compatible); de l'autre, le fini présente l'avantage épistémologique d'être connaissable, et même connaissable assez rapidement (un Aristote qui surgit juste après Platon oppose à l'infini dynamique l'idée selon laquelle il peut presque prétendre maîtriser l'ensemble du savoir humai, vu que le réel est fini).
Ce lien entre connaissance et réel fini est l'explication première au surgissement originel du nihilisme : face au scandale de la connaissance pénible et incertaine, le nihilisme propose une explication qui débouchez sur la certitude du savoir. Le principe d'incertitude rejoint le principe de contradiction : qu'il y ait contradiction explique pourquoi il y a incertitude. Le réel nihiliste est un réel dans lequel un Hegel réussirait à surmonter les contradictions, puisque ces contradictions s'expliquent par le chaos. Il suffit de surmonter le chaos et cette capacité pratique adoube (de manière initiatique selon un Nietzsche) les plus forts, dans un sens moins littéraliste que nietzcshéen.
La loi du plus fort est certes dépeinte par Platon, mais Platon est un satiriste qui montre quelle signification se trouve attachée à la loi du plus fort : le plus fort est le salaud de l'histoire. Mais cette loi du plus fort ne se présente jamais comme Platon l'a démasquée. La manière dont Nietzsche parle des plus forts en les associant aux artistes et aux créateurs est une manière plus séduisante (dans un sens sophiste et typiquement rhétorique) d'enrober l'implacable domination sous la forme de la création.
Cependant, pour parvenir à la certitude, on en vient à l'incertitude maximale. Le nihilisme ne parvient pas à lever la principale difficulté ontologique qui gît sous les principes de contradiction et d'incertitude : le fait que le réel ne se limite pas à ce qui est fini. L'incertitude désigne le caractère incomplet du réel comme ce qui n'est justement pas fini.
Le certain est le fini; l'incertain est l'infini. L'infini demeure énigmatique tant qu'on ne le relie pas à l'incomplet. D'une certaine manière, l'infini est même l'expression de l'incomplet. Quant à la contradiction, elle désigne précisément ce qui est fini. Dans la doctrine d'Aristote, les choses sont multiples et différentes, précisément parce qu'elles proviennent du chaos. Quand Aristote appelle de manière très savante à respecter le principe de non contradiction, il ne le fait pas pour suivre l'infini - vu qu'il réfute l'infini.
Il le fait pour conférer au fini une méthode logique qui ne se déploie qu'à l'intérieur du fini. La logique est l'expression du savoir qui dépasse la contradiction par la domination. Dans la mentalité nihiliste, il ne s'agit jamais d'abolir le principe de contradiction, puisque le nihilisme suit le donné : le réel est donné comme l'être fini, le néant pur est donné comme l'explication à l'infini.
Il s'agit de dominer le principe de contradiction par la production de l'incohérence (du néant). On ne domine que dans l'aire finie. L'erreur théorique ontologique du nihilisme tient à estimer que le réel est univoque et homogène. Selon cette mentalité (seulement), on en arrive à estimer que l'apparence est le réel, que le réel est connaissable, que la certitude est envisageable, etc. Le transcendantalisme consiste à répondre aux allégations premières du nihilisme que le réel n'est ni univoque ni homogène, mais qu'il est englobant.

mardi 4 janvier 2011

En ce moment, nous entendons la mélopée sirupeuse et de plus en plus pressante d'un refrain qui semblerait exclusivement économique : il n'existe qu'une seule solution face à la crise, celle que nous proposent sans distinction politique ou idéologique nos élites dirigeantes, de gauche comme de droite. Autrement dit : renflouer les organismes bancaires sur le dos des peuples. Mais cette antienne politique actuelle, consensuelle, ne se limite pas à l'horizon de notre stratégie actuelle. Elle exprime un air bien connu, une rengaine à la mode, qui ressortit du discours philosophique : en gros, que le réel est la nécessité. Ou : qu'il n'existe qu'une seule alternative au réel, puisque de toute manière, le réel est déjà écrit.
L'acmé du discours postmoderne vantant la nécessité et l'unicité ontologique est exprimée chez Rosset dans la Logique du pire. Rosset reprend les théories ontologiques de Spinoza et de Nietzsche. Il y ajoute sa radicalité d'immanentiste plus schopenhauérien et spinoziste que nietzschéen, lui qui déclare que l'existence est si nécessaire qu'on n'a d'autre choix libre dans l'existence que de se suicider. Peut-être est-ce la raison pour laquelle son complice Jaccard, éditeur influent de la place parisienne (prétendant faire oeuvre de diariste nihiliste), clama son intention incessante et toujours repoussée d'en finir au plus vite - avec la vie (?).
Enfin : se montrer libre dans le donné programmé et nécessaire. Dans cette conception, il n'existe qu'une seule possibilité de réel, la nécessité, et cette réalisation est déjà inscrite à l'avance. La seule possibilité logique pour légitimer la nécessité une est qu'elle soit inscrite à l'avance, dans une forme d'être déterminé et seulement mécanique. Un réel quasi cartésien en somme, à ceci près que l'univers cartésien physique et fini se trouve mû par un deux ex machina irrationnel (ou arationnel pour les bobos laïques).
L'explication au fait que le réel unique soit nécessairement préétabli tient au caractère fini du réel, dans lequel le développement ultérieur de l'être est tout entier contenu dès les limbes programmatiques du Premier Moteur. Entre Aristote et Descartes, le grand changement porte sur la conception du divin. Pour Aristote, le Premier Moteur n'explique rien, puisque la cause première ne fait que repousser le problème de la causalité physique, en particulier l'idée selon laquelle il existe quelque chose avant le Premier Moteur.
Soit c'est l'être - ou Dieu; soit c'est le néant. Aristote parie pour la deuxième option (c'est ce qui explique son opposition taiseuse à Platon). Quant à Descartes, s'il propose un autre modèle de divin que le modèle contestable d'Aristote, son deus ex machina échappe à toute rationalité. Du coup, le caractère miraculeux de Dieu le rend aussi impossible que tout-puissant. Le deus ex machina ne change pas grand chose à l'incohérence aristotélicienne. Descartes s'engage sur la voie de l'aristotélisme, qu'il révise notablement, mais dont il privilégie la piste essentielle de l'irrationalisme.
Mais c'est le saint fondateur de l'immanentisme, d'ailleurs un cartésien initial radical, le marrane Spinoza, qui définit le plus adéquatement la nécessité moderne en fondant l'immanentisme. L'immanentisme est la radicalisation du projet nihiliste antique de type aristotélicien qui amorce déjà la prudence en proposant le compromis et l'apparente modernité. Spinoza reprend l'idée de prudence aristotélicienne, déjà soutenue par son mentor de jeunesse Descartes, en radicalisant le projet nihiliste de finitude pour le resserrer autour du désir.
Le réel devient le désir, en gros. Spinoza affirme que la liberté désigne la puissance. Être libre, c'est accroître sa puissance personnelle, ce qui revient, non pas à fonder une définition nouvelle et supérieure de la liberté, comme aimeraient à le faire accroire les commentateurs immanentistes modernes, mais à revenir à la loi du plus fort dénoncée par Platon et défendue dans les écrits platoniciens par Calliclès, Gorgias et d'autres.
L'option selon laquelle il n'est qu'une possibilité dans le devenir (l'unicité ontologique chère à Démocrite notamment durant l'Antiquité)) s'explique seulement dans un format fini et figé (fixe). Dans cette option théorique, l'unicité nécessaire est même évidence. Problème : ce schéma théorique se fait carcan si l'on s'avise que le réel est tout sauf fini - et même qu'il coule de source qu'il est infini. Ce n'est pas parce que les immanentistes ont produit des théories ontologiques finies et figées qu'ils ont eu raison. On en trouve une illustration caricaturale avec le marxisme, qui d'une théorie philosophique essentiellement idéologique a trouvé de multiples applications politiques.
La catastrophe des applications marxistes montrerait que la théorie marxiste est fausse, comme se plurent à le dénoncer les partisans inconditionnels du libéralisme. Malheureusement pour le libéralisme, moribond vingt ans après le communisme, la raison pour laquelle le marxisme est faux ne repose pas sur l'égalitarisme, soit une mauvaise définition de la liberté, mais sur le fixisme, cette propension théorique curieuse consistant à réduire le réel et à le déformer gravement.
Si Marx s'est trompé, c'est parce qu'il a voulu corriger les erreurs du libéralisme à partir d'un fondement libéral indiscuté. On comprend dès lors et l'aveuglement libéral - et l'erreur de Marx. Dans un schéma de réel fini et fixiste, la seule alternative est aussi l'alternative fausse. Ne reste plus qu'à rejeter la nécessité spinoziste (et aristotélicienne). Et à comprendre que le réel étant toujours incomplet, il reste toujours à faire.
On restaure la fameuse liberté classique, celle du libre arbitre, qui consiste non à décréter que l'homme n'est déterminé par rien, mais que l'homme malgré ces déterminations demeure libre - qu'il conserve une part de liberté au sein de son existence. L'homme n'est pas juste libre de se suicider. L'homme est libre parce que le réel est incomplet; cette incomplétude ruine définitivement le schéma de la nécessité, soutenu par les immanentistes avec une véhémence qui a de quoi étonner : comment savent-ils avec tant de certitude que le réel est fini?
Le coup de force théorique en dit long sur leur mauvaise foi - et qui explique leur virulence. Au final, la restauration de la liberté - consécutive de la caducité de la nécessité de type spinoziste - propose un modèle légèrement différent et supérieur du modèle de la nécessité. Le modèle nécessaire était unique - sans doute le principal argument inavouable qui expliquait pourquoi l'on privilégiait cette unicité nécessaire : du fait de sa simplicité avouée, un peu comme quand Rosset se vante d'être clair (comme si cette simplicité était gage de vérité ou de lucidité).
Dans le schéma de la liberté, on pourrait estimer qu'à l'unicité du possible nécessaire s'oppose la multitude des possibles libres. Si l'on est libre d'agir, du moins pour une bonne part, en sus des déterminations, c'est qu'on dispose d'une infinité de choix. A y bien regarder, le schéma ontologique délivre un verdict sensiblement différent (plus nuancé) : on dispose de deux grands choix, soit le choix nihiliste (réduit à l'unique choix au nom de la nécessité bienvenue); et le choix supplémentaire (ignoré par le nihilisme) qui instaure le libre-arbitre - et nie la nécessité prédéterminée.
C'est à l'intérieur de ce choix duel (double) que l'on dispose d'une multiplicité de choix, puisqu'il est faux de considérer qu'il existe un seul choix nécessaire. Il existe une multitude de sous-choix à l'intérieur du choix nihiliste comme du choix constructeur (créatif). Il est tout simplement simpliste et réducteur de réduire le choix nihiliste au seul choix. L'existence de deux grands choix opposés se manifeste avec acuité lors des crises graves, où l'ensemble des sous-choix multiples se trouve réduit aux deux grandes tendances principielles : soit construire; soit détruire.
C'est le cas à l'heure actuelle, où les deux grandes tendances sont présentes quasiment à l'état pur et où tout le jeu (la ruse sardonique) des nihilistes consiste à faire croire que leur solution est certes douloureuse et pénible, mais inévitable et nécessaire. Grand mensonge qui peut aussi se révéler grand aveuglement - car il est possible de croire sincèrement à une erreur manifeste. La réduction des possibles indique la destruction comme mode de vie, soit le fait que le resserrement du réel coïncide avec la destruction.
Plus le réel est détruit, plus il est réduit, plus on avance l'explication hypocrite de l'unicité nécessaire. L'idée de la dualité du réel s'explique adéquatement (comme dirait Spinoza, quoique dans un sens opposé) par la structure du réel qui suit le cours de l'enversion et du reflet. Autrement dit, le réel n'est pas englobé (l'être dans l'Etre), mais il est structuré en envers, passant sans cesse du néant pur fini à l'être pur fini (d'où le reflet).
Dès le départ, le réel est duel, avec une infinité de nuance entre les deux pôles de l'être et du faire. Ce nuancier est exprimé par le mouvement du reflet. Plus le réel se trouve en situation de croissance harmonieuse et luxuriante, plus les possibles augmentent, au point qu'on oublie qu'ils augmentent à partir d'un fondement duel. Quand surgissent des périodes de crise, cette dualité apparaît tellement dénudée, tellement formelle et pure, que les tenants du parti nihiliste tentent de faire croire qu'ils expriment seulement la voie de la nécessité et, partant, de la lucidité.