lundi 14 septembre 2009

Si l'on voulait définir le néant, on dirait qu'il correspond à ce que les Anciens nommaient le chaos. De la même manière que l'état de nature résulte de la séparation utopique et arbitraire d'un lieu physique qui ne connut jamais aucun état de nature effectif, de la même manière le néant pur n'a jamais existé. C'est en quoi le néanthéisme s'oppose au nihilisme. En quoi aussi Dieu est bien quelque chose - quand bien même il ne serait rien. La disparition de Dieu dans le nihilisme, sa fameuse mort annoncée par le fou Nietzsche sous les traits du fou allégorique, le fou par la bouche duquel sort la parole de sagesse, coïncide avec l'existence du néant positif.
Dans un système religieux qui fait la part belle au néant, l'existence de Dieu est impossible : Dieu ou l'absence. L'existence de Dieu est une expression pléonastique : Dieu désigne l'existence. La définition du chaos pur revient à un mythe, ainsi que nous en gratifient les Anciens avec le chaos originaire. L'étymologie de chaos renvoie à ce qui est grand ouvert. Le chaos est bien une utopie, soit véritablement un lieu qui n'existe pas. Le chaos sert à expliquer l'inexplicable, c'est-à-dire que loin de donner une raison à l'ordre des choses, il se contente de constater que l'inexplicable est la cause. Principe irrationnel qui explique à peu de frais, soit qui explique sans expliquer.
Reste le plus important : le néant pur est un mythe au sens où il dénote une impossibilité logique. Dans la mentalité antique, qui est une mentalité transcendantaliste d'obédience polythéiste, il est impossible d'admettre le néant, comme le hasard, mais il est envisageable de reléguer le néant vers l'origine mythique des choses. C'est signe à la fois que l'on tient le néant positif pour une utopie et qu'en même temps on reconnaît que le divin séparé du sensible ne peut occuper la totalité de l'espace.
Le néant se trouve ainsi affublé d'une place, qui est impossible, tout comme son statut. D'un côté, le transcendantalisme interdit au nihilisme tout droit de cité en en faisant le domaine de l'impossible; de l'autre, le transcendantalisme sent bien qu'il n'est pas capable d'expliquer l'origine des choses et il se contente de prendre en charge le réel existant en émettant un postulat indémontrable et aberrant comme principe d'explication non-explicatif.
Il reste une solution, désormais que l'on a enregistré la mort irrémédiable du transcendantalisme sous le terme monothéiste de Dieu : c'est l'hypothèse du néanthéisme. Le néanthéisme ne sépare pas arbitrairement le chaos originaire et le chaos présent, comme le font distinctement les Anciens (dépositaires de la mentalité transcendantaliste) et les nihilistes (spécifiquement les immanentistes). Le néanthéisme reprend à son compte l'hypothèse pénétrante de Platon, selon lequel, fidèle à l'enseignement des prêtres égyptiens, il ne saurait y avoir de réel que l'existence. Aucun néant positif n'est possible, au grand dam des sophistes, au premier rang desquels le savant Gorgias par exemple.
Platon examine dans le dialogue éponyme la théorie de l'ontologue Parménide. C'est dire que le néant est l'Arlésienne de l'ontologie d'origine éléate. Comme l'état de nature, le chaos n'a jamais existé. Il existe seulement à l'état composé ou hybride : le chaos et l'ordre sont inséparables. En langage métaphysique, le néant remplace l'Être, mais il demeure inséparable du sensible. Pourtant, le remplacement de l'Être par le néant permet d'expliquer la coexistence de l'être présent et
constatable avec un complément qui soit à la fois invisible et imparfait.
De ce point de vue, le néanthéisme ordonne un principe explicatif qui correspond mieux à l'état du réel depuis que les modernes ont bouleversé l'ordre de connaissance ancien. Ce dernier reposait sur l'idée que l'Être prolonge l'être : en particulier, l'être correspond à ce que nous revoient immédiatement nos sens. La destruction de cette théorie, qui découle principalement de l'aristotélisme comme codification définitive, engendre la désagrégation connexe de l'Être.
Le néanthéisme intègre la critique moderne débouchant sur l'immanentisme sans suivre les conclusions du nihilisme, qui déduisent de l'impossibilité de l'Être à l'existence du néant en remplacement. Si le néant existe positivement, il est impossible de mélanger l'être et le néant. C'est le modèle du dualisme nihiliste, qui est le seul dualisme véritable, au contraire de ce que tente de nous faire accroire la propagande nihiliste, en particulier emmenée par cet illuminé de Nietzsche pour la période immanentiste d'âge tardif et dégénéré.
Par contre, dans toute théorie religieuse du réel, la séparation de l'être et du néant à laquelle aboutit le néanthéisme parvient à confondre l'être et le néant, à les rassembler au sein du même réel. L'être incomplet se trouve complété par le néant, mais pas par opposition : par complémentarité. Autant dire que dans chaque parcelle de réel coexistent l'être et le néant. Cette coexistence gémellaire explique le caractère incompréhensible de l'être.
S'il est incompréhensible, c'est tout simplement parce que son complément est son envers, pas son prolongement limité. L'Être ne parvient pas à expliquer l'incomplétude de l'être, quand le néant intégré au réel y parvient fort bien. Ce néant explique au lieu que le nihilisme rend absurde. Dieu est sauvegardé dans le néanthéisme, mais c'est un Dieu dont l'unicité de type monothéiste se trouve révolue. Dieu n'est ni pluriel, ni unique, il est le jumeau du réel.
De ce point de vue, le réel se trouve compris entre deux modèles théoriques qui n'existent pas : d'un côté le néant positif, qui n'existe pas isolément; de l'autre, l'être purement sensible, qui n'existe pas davantage. Dieu est la réalisation de ces deux contraires, si bien qu'il serait peut-être souhaitable de comprendre Dieu sous trois formes : le modèle de l'être; le modèle du néant; et leur réunion existante. C'est toute l'idée d'existence qui se trouve ainsi revisitée à l'aune de ce qui apparaît par rapport au néant qui n'apparaît pas et qui pourtant est.

mercredi 9 septembre 2009

Partons d'un aveu de la transcendantaliste réactionnaire Simone Weil. Notre chrétienne juive de choc (ne manque plus qu'une conversion à l'Islam pour être monothéiste accomplie?) explique que le problème de l'Etre, qui chez elle ressortit d'une problématique monothéiste (de crise), est d'être trop plein plutôt que trop creux. En plein dans le mille! Dieu est improbable d'être parfait, non imparfait. Sur-existant; non inexistant. Si Dieu est parfait, quel besoin d'un supplément à la perfection? Dans Platon, le penseur rationnel emblématique du monothéisme balbutiant, la partition du réel est due aux carences de représentation de la partie. Le réel est Un, c'est la partie qui duplique et tronçonne. De ce point de vue, Platon illustre la mentalité transcendantaliste, selon laquelle l'imperfection est celle de la partie. La perfection est celle de l'Etre. Autant dire qu'il n'est pas d'imperfection à côté de la perfection, mais que l'imperfection naît de la scission de l'Un - en partie. L'Un et la partie sont indissociables, au sens où le sensible appartient au giron de l'Etre. Le seul problème est que l'Un sensible devient morcelé et partiel. Cet affaiblissement obvie de l'Etre, de Dieu, ou du divin indique tout simplement l'effondrement du transcendantalisme en cours sur plusieurs siècles.
Au temps du transcendantalisme sain, c'est-à-dire polythéiste, l'Etre est pluriel. C'est dire sa santé. On parle de dieux et non de Dieu. Le divin ne désigne pas le réel qui complète et excède le sensible. Il désigne l'ensemble du réel, dont le sensible est une partie. L'imperfection du transcendantalisme naît de l'effondrement de son modèle de prolongement et de limite. La limite est atteinte et l'homme moderne découvre avec effroi que le modèle métaphysique provoque des résultats physiques calamiteux. Le métaphysique qui s'effondre, c'est la mort du transcendantalisme, dont le monothéisme était la partie tardive et affaiblie (un seul Dieu signe l'affaiblissement du transcendantalisme, non son accroissement de vitalité spirituelle).
Par suite, le raisonnement de Weil est typique du décalage entre ce qui est passé et dont on refuse d'accepter le changement évident - et ce qui a changé est qui est : le monothéisme est passé et s'est commué en nihilisme. Pour dépasser la fin du monothéisme, Weil reprend à son compte la partition entre sensible et Etre. Evidemment, cette partition n'a aucun sens, puisque l'espoir du transcendantalisme consiste à postuler que le sensible est englobé dans l'Etre, alors que le nihilisme véritable débouche sur le dualisme antagoniste du sensible/être et du néant. Weil se contente de reprendre paresseusement ce schéma nihiliste en remplaçant le néant par l'Etre. Du coup, le dualisme antagoniste entre l'imperfection sensible et la perfection de l'être accouche d'une absurdité encore plus logique qu'ontologique.
L'absurdité de la représentation ontologique de Weil, qui consiste à proposer un savant amalgame (ou mélange confus) entre nihilisme et transcendantalisme, rappelle l'attitude paresseuse ou lâche de ces faux pacifistes qui pour éviter les problèmes et différer les conflits se mettent d'accord avec les avis contraires des deux parties et font mine d'enterrer la hache de guerre. Il a sans doute échappé à notre chrétienne de choc que sa position avalisait l'immanentisme et signait la mort irrémédiable et consommée du transcendantalisme. Quand on est d'accord avec tout le monde, on ne fait pas la paix, on prépare la destruction généralisée.
Ainsi va Weil qui s'éveille à la pensée dans la mesure où elle enterre la pensée. Heureusement, face au déclin du sens transcendantaliste, face à l'évidence que le sens de l'Etre est caduc, qu'il n'est plus possible de définir l'Etre, qu'un Heidegger n'y parvient pas malgré toute sa science, qu'un prophète comme Nietzsche annonce sous son masque le plus pénétrant (le fou) la mort de Dieu, il reste une solution pour poursuivre le religieux sans lequel il n'est plus d'homme - donc plus de culture. Cette solution, c'est le néanthéisme.
Il s'agit de prendre acte de la perte définitive de sens du nom Dieu et de remplacer ce Dieu/Etre par le néant. Pas le néant du nihilisme qui est l'opposé du sensible et qui mène au néant pour l'homme, soit à la disparition. Le néant religieux est l'envers du sensible, créant un rapport de gémellité et de va-et-vient indéfini. Ce néant appartient au domaine de l'existence, ainsi que le définit Platon. Selon Platon, le néant ne peut pas ne pas être. Selon l'immanentiste terminal Rosset, qui subvertit follement Parménide, Platon divague. Rosset explicite la distinction dualiste et nihiliste entre ce qui n'existe pas et ce qui existe.
Platon pensait en polythéiste qui s'ouvre au monothéisme. La grande préoccupation de Platon est de penser l'Un en relation avec la partie - l'Etre en relation avec l'être. Il est temps de comprendre que Platon a raison contre le nihilisme et avec la doctrine de l'Etre. Ce n'est pas Parménide que Platon trahit. C'est simplement que Platon prône une doctrine désormais dépassée. Pensons en termes religieux et n'oublions jamais que l'ontologie est une sous-branche du religieux. Le maître effectif et fantasmé de Platon, Socrate, fut condamné pour outrages religieux en premier lieu. L'explication fameuse et liée, la corruption de la jeunesse, montre assez que la destruction du religieux touche le renouvellement de la cité dans ses forces vives.
Justement, l'effondrement du transcendantalisme implique que le modèle est dépassé. Son remplacement par le nihilisme signale l'abîme : l'Etre remplacé par le néant. Le néant positif ne se développe en tant que conception homicide et mortifère qu'en cas de vacuité. Le néant est ce parasite qui ne s'installe que parce qu'il vient remplacer un manque ou un défaut - une carence. La limite de l'Etre est que le prolongement ontologique être/Etre ne suffit plus face à l'implosion du modèle classique sous les coups de buttoir de la science.
L'avènement du nihilisme sous sa forme moderne immanentiste n'est effectif que parce que la question qui remplace l'Etre est la question du néant. Pas le néant abordé sous l'angle nihiliste, soit la croyance dans le néant positif. La question du néant sous sa forme religieuse viable et classique. Seul moyen : prendre en compte la critique de Rosset et faire du néant le substitut de l'Etre.
Le bouleversement n'est pas ontologique. Il est religieux. Le néant existe en tant que quelque chose et en tant que complément de l'être. Le nihilisme est congédié par la production d'un néant défini du point de vue de l'existence. L'objection immanentiste ne tient plus. L'Etre de Dieu est remplacé par le néant de Dieu. La destruction de l'homme, fin immanentiste, est désamorcée pour un (long) temps. L'Etre dépassé par le néant, la démarche religieuse est sauvegardée. Elle mène l'homme à apprivoiser le néant, soit à se rendre dans l'espace, seul salut pour l'espèce.

mardi 8 septembre 2009

Le néanthéisme est l'expression du néant qui existe, soit l'idée que le réel est essentiellement constitué de néant. Comme l'Etre s'est effondré, le complément du sensible partial et partiel correspond à un rapport d'enversion, alors que le prolongement était inadéquat. Le néanthéisme reprend la conception du néant, mais la transforme en néant positif. Le nihilisme en prenant acte de la faillite du transcendantalisme a cru que son tour état venu et que le complément à l'Etre devenait le néant positif ou le néant pur. L'idée que le néant existe en tant que néant, c'est-à-dire qu'il n'existe pas, est incompatible avec les critères de la logique. Il est impossible que dans les conditions de l'existence, quelque chose qui n'existe pas existe. L'idée de néant positif est ainsi une contre-idée destructrice, qui ne doit pas faire oublier que le mérite du nihilisme est d'avoir, par sa folie et son erreur, ouvert la voie au néanthéisme. Fin du transcendantalisme, début du néanthéisme. Entre les deux, la pause nihiliste aura quelques (rares) bienfaits, dont il ne faudrait pas trop se féliciter. La première vertu du nihilisme est un vice : c'est de mener à la destruction - ce que le terme de néant indique comme un programme.