mardi 11 août 2009

Faire simple : mot de Rosset. Rosset est l'immanentiste de stade terminal qui pourrait très bien répondre au surnom pastiché de dernier des immanentistes. Proposer une alternative à l'immanentisme et comprendre que le transcendantalisme est moribond, deux constatations qui ne débouchent pas sur un projet philosophique. L'espace pour la parole philosophique s'est ouvert en Occident au moment où le polythéisme donnait naissance au monothéisme. Le transcendantalisme s'est adapté au changement de monde, qui voyait s'effondrer la tribu en même temps que s'ouvrait l'espace de l'homme.
La philosophie s'est emparée de la pensée à mesure que l'immanentisme gagnait du terrain et que les religions transcendantalistes consacrées s'effondraient au profit du nihilisme. C'est à un problème religieux que nous sommes confrontés. La vraie pensée est religieuse. Les problèmes d'identité et de sens ne donnent pas lieu à des spéculations savantes, mais à des intuitions religieuses. La philosophie aurait aimé reléguer la pensée religieuse au rang de science-fiction dépassée.
La philosophie signifie l'humanisation de la pensée. L'origine n'est plus le divin, mais une faculté humaine : la raison. C'est un coup d'État contre la pensée qu'a réussi la philosophie. La philosophie classique ne s'est développée qu'en marge de la religion. Dès le départ, la mise à mort de Socrate par le tribunal athénien laisse entendre la réalité : la philosophie menace la religion. Egalement : la figure de Socrate, le maître du vénérable Platon, est assimilée à ceux que Platon vilipende tout au long de son oeuvre, ceux à qui il oppose le moraliste génial et intraitable Socrate.
Aux yeux du tribunal athénien, Socrate est un sophiste. Les sophistes sont des nihilistes, Platon l'a assez montré. Mais sans doute la haine que Platon voue contre les sophistes, aussi méritée et déformée soit-elle, cache-t-elle à grand peine la vérité : que la philosophie a plus à voir avec le nihilisme qu'avec le religieux classique. Au départ, la philosophie se veut l'expression humaine et rationnelle du monothéisme. Il suffit de constater que Platon est considéré par Nietzsche lui-même comme l'inspirateur de la pensée
savante la plus proche du christianisme.
Par la suite, les métaphysiciens occidentaux peuvent être taxés à quelques exceptions près (dont Spinoza) de chrétiens. Certes, ils prétendent tous sortir de la religion et proposer quelque chose de supérieur. Mais c'est toujours par rapport au christianisme que les métaphysiciens s'opposent - et ils ne s'opposent qu'en proposant un christianisme rationalisé à outrance (ou hyperrationnel). Le modèle le plus comique est moins Hegel, ancien séminariste, que Kant, qui ne craint pas de proposer un Christ à la sauce Lumières, soit un Christ philosophique débarrassée de ses oripeaux religieux. Le Christ de Kant est le Christ de la Raison pure. Christ hyperrationnel.
Kant fait du christianisme en exacerbant le christianisme sous prétexte de la dépasser. La philosophie débouche sur un épuisement évident de la pensée humaine. Au moment où jamais la philosophie n'a été aussi respectée, admirée, de mode, au moment où l'immanentisme domine et où la philosophie est devenue explicitement le porte-parole de cette Raison mutante et hyperrationnelle, de ce nihilisme qui a remplacé Dieu par l'homme, c'est à ce moment que la philosophie sombre dans la faillite et présente le visage exsangue du moribond atteint d'un mal incurable.
La philosophie d'aujourd'hui oscille entre :
- la philosophie analytique, qui est l'expression contemporaine du scientisme,
- l'histoire de la philosophie, qui est répétition condamnée à l'appauvrissement impuissant,
- la propagande, qui est l'asservissement de la pensée au service de la politique la plus finie,
- l'expertise, qui fractionne la pensée et la rapporte au rang de savoir infinitésimal et périssable.
Pourtant, l'évidence coule de source : n'en déplaise aux philosophes dogmatiques et épris de rigueur, on peut penser en dehors de la philosophie. Plus gênant : la plus haute manière de penser est religieuse. A côté des chichis amphigouriques dont les philosophes nous gratifient
crescendo, la pensée religieuse est d'une simplicité lumineuse et limpide. Impossible de relire Hegel ou Heidegger sans s'arracher les cheveux ou se prendre la tête. Même le maître Platon, le roi de la philosophie, si l'on peut oser cette métaphorique référence à la cité idéale, est tellement plus complexe que la lecture d'un Évangile chrétien ou du Coran.
S'il est certain que la philosophie ne cesse de se compliquer à mesure qu'elle progresse dans le temps, le résultat marquant de ce progrès historique conduit à un jargon de plus en plus impénétrable avec le temps. En particulier après les Lumières. C'est alors qu'explose véritablement la mode de l'abstraction illisible, au moment où les philosophes prétendent achever une bonne fois pour toutes la philosophie.
On connaît la plaisanterie sur Hegel, selon lequel la Raison commence en Ionie et s'achève à Iéna. Ben voyons, mon garçon. Comment se fait-il que la faillite philosophique, qui commence par mêler la profondeur au charabia, et finisse en charabia sans profondeur, soit prise de tête pure et simple, de surcroît présentée avec perversité comme le retour aux sources de la clarté et de la sagesse, quand les paroles religieuses présentent une influence sans commune mesure avec les concepts philosophiques?
Quand on examine les influences culturelles des monothéismes, pour s'en tenir à ce courant religieux, on peinerait à trouver une influence comparable chez l'ensemble de philosophes majeurs rassemblés, mettons une trentaine depuis Platon. A quoi est due cette disproportion, qui plus est disproportionnelle à la simplicité? Plus la philosophie se montre compliquée (plus que complexe), plus elle perd en influence effective. Plus la religion fait montre de simplicité, plus elle gagne en influence.
Il serait vaniteux d'opposer la raison philosophique à l'intuition religieuse. Comme si la religion n'était pas grande consommatrice de raison et n'en faisait pas l'éloge, à l'exemple du monothéisme. Le mépris que voue la philosophie à la religion évoque le snobisme arrogant du parvenu, qui oublie d'où il vient et qui se croit au-dessus du commun parce qu'il a réussi socialement... Réussite sociale : réussite dans le champ de l'apparence, de l'immédiat et du fini.
La philosophie vient de la religion et n'est qu'une excroissance mineure et minoritaire du phénomène religieux. Du temps du polythéisme, on n'a pas de souvenir d'une indépendance de la pensée humaine par rapport au religieux. L'avènement de la philosophie en pleine époque monothéiste, et sur le terrain de l'Occident, montre que la philosophie est l'excroissance du monothéisme. La philosophie s'est développée à partir du moment où le transcendantalisme a perdu en stabilité, soit à partir du moment où le divin est devenu la différence.
L'instabilité a libéré l'espace de la pensée humaine par opposition à la pensée divine. La critique de la pensée religieuse, qui culmine chez le saint patron de l'immanentisme Spinoza, n'est possible que parce que cette pensée est fragilisée. Alors d'où vient la supériorité manifeste du religieux alors que le religieux fait plus simple et moins abstrait? Si ce n'est pas de la raison, la différence vient tout simplement du divin. La philosophie se réclame premièrement et prioritairement de la raison, point du divin.
Bizarrement, on passe sous silence les voix de Socrate, qui se réclamait de son démon pour expliquer ses intuitions. C'est que Socrate est un esprit religieux, mais que sa religiosité est ambigüe : sans être nihilisme à la mode sophiste, elle descend d'un patronage divin mineur, un démon aussi obscur qu'anonyme. La légende du démon de Socrate s'intègre dans une conception où les démons sont des esprits à la valeur pour le moins mitigée, souvent malfaisants, dans la Mésopotamie et dans le bassin méditerranéen.
Que le père de la philosophie soit en lien avec des esprits malfaisants en dit long sur la nature de la philosophie. Aristophane n'intégrait-il pas Socrate au champ des sophistes? Bien entendu, on peut affirmer que le divin est l'émanation d'une parole qui renvoie à une puissance toute-autre. Il n'est pas question de discuter ici sur la vérité de cette croyance. Après tout, quand on voit les réalisations qui découlent du phénomène religieux, on est confondu. A tel point que la fameuse expression de Marx concernant l'opium du peuple est plus à retourner contre les idéologies que contre les religions elles-mêmes. L'arroseur arrosé?
Marx est un des pères des idéologies et, à cet égard, phénomène toujours ironique de la projection, il parlait plus de lui que des autres. Marx fait très compliqué, car il montre à quoi aboutit la démarche philosophique commencée en Ionie : les idéologies comme résultats des idées rationnelles. Qu'est-ce que l'idéologie? C'est l'idée finie et applicable. Platon évoquait les idées infinies. L'on est à un point où l'on n'évoque plus que des ides finies. L'exigence d'application signifie que le monde de l'homme se limite au sensible. C'est une vision nihiliste du réel, dans laquelle l'infini se décompose en infini sensible (accumulation des choses) en en néant (déni du réel).
La philosophie est portée à n'accorder de valeur qu'au sensible, c'est-à-dire que le projet philosophique porte en son sein, dès Platon, le nihilisme dont il accouchera explicitement et de manière croissante à partir de Hegel. Heidegger en est à chercher l'Etre et à faire de grandes circonvolutions autour de la question de la métaphysique - à distinguer de l'ontologie. Heidegger verse dans l'irrationalisme au nom de la raison, ce qui est un paradoxe cocasse et savoureux.
Face à cette réalité de la philosophie, qui est l'expression pseudo-rationnelle du nihilisme et qui mérite d'être critiquée dès Platon, pas seulement depuis l'immanentisme moderne, revenons à la démarche religieuse. Le monothéisme représente le passage de la stabilité à l'instabilité dans le régime transcendantaliste. De ce point de vue, l'avènement de la philosophie est sensé combler l'instabilité par l'adjonction de raison dans le monde de l'homme. Mais la raison ne peut résoudre le paradoxe de l'Etre comme devenir.
De ce point de vue, les ontologues présocratiques comme Parménide recherchent l'Etre comme Même dans la mesure où ils aimeraient reconstituer le monde dont parle Hésiode et dans une moindre mesure Homère (lui qui met en scène par le voyage et la découverte le bouleversement du monde monothéiste). Cette bouffée de nostalgie ne prend pas en compte le caractère caduc du polythéisme. Le polythéisme ne fonctionnait que dans un monde de l'homme qui n'excédait pas la dimension de la tribu (identité extensible fort morcelée).
A partir du moment où le monde de l'homme s'unifie, le monothéisme est la réponse religieuse au changement du monde de l'homme. Telle est la spécificité du religieux : proposer une image du divin à l'image de l'homme. Le religieux est le phénomène qui relie le monde de l'homme au réel. Le divin est l'image du réel. Le principe du religieux considère que le divin est connaissable. C'est un principe rationnel ou un principe de connaissance : Dieu connaissable. Dans ce schéma, la spécificité de la raison n'est pas en cause.
L'appréhension de la raison seule débouche sur la réduction du religieux à une sous-catégorie de connaissance. C'est la définition que l'on donne à la raison qui est en cause. Si l'on s'en tient au sens philosophique, on pratique la réduction sémantique en ramenant la faculté de raison aux seuls pouvoirs humains. Le mouvement religieux suppose que l'on pratique la relation entre le divin et l'homme. Dans ce processus, l'homme n'est doué de raison que dans la mesure où le divin est doté de raison.
La correspondance entre l'homme et le divin est le vrai principe de compréhension dans lequel l'homme établit sa faculté de connaissance. On peut tout aussi bien appeler ce mécanisme intuition, au sens d'une faculté de connaissance générale du réel, qui ne s'arrête pas au fini. Le danger est que l'intuition porte en elle un certain mystère, voire un certain irrationalisme, qui éloignent le religieux de sa fonction première : l'identité du tout avec la partie.
L'usage de la raison humaine tend à couper ce lien. Le religieux manifeste la possibilité de ce lien. Connaître n'est rien d'autre qu'établir ce lien. Le lien. La connaissance n'est pas réductible à des découvertes scientifiques - aussi précieuses soient-elle. Il n'est pas de découverte scientifique sans une compréhension du réel qui passe par une théorie. Il n'est pas de théorie qui ne soit religieuse. La théorie philosophique comme supériorité théorique est une supercherie. Le philosophe est un surgeon du religieux, qui ne pousse que pour combler une certaine lacune, dans l'instabilité monothéiste qui découle de l'expulsion de l'autre vers la sphère divine.
Le polythéisme garantissait le principe de stabilité, quand le monothéisme ne sauvegarde la perpétuation du transcendantalisme qu'en instaurant une instabilité condamnée à dégénérer en nihilisme. Dès le départ, le nihilisme ressurgit dans le projet incomplet monothéiste avec la philosophie. Il ne s'agit pas d'interdire au nom du nihilisme la pensée, mais de constater que le projet d'une pensée exclusivement humaine est une imposture. La vraie pensée est religieuse. La pensée religieuse est simple, parce qu'elle relie l'homme au réel. La pensée philosophique tend vers de plus en plus de complications à mesure qu'elle se développe parce qu'elle coupe l'homme du reél. Il est temps de revenir à la pensée religieuse.

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