mardi 27 octobre 2009

Quand on entend Heidegger s'emporter que l'Être serait expliqué depuis le temps si le temps était expliqué; quand on réalise que jamais Heidegger n'explique l'Être ou le temps, on se dit :
- soit que Heidegger est un imbécile, hypothèse qui apparaît peu pertinente;
- soit que Heidegger use avec brio d'une mesure dépassée.
Heidegger a choisi durant un temps le national-socialisme pour endiguer la vague de nihilisme qu'il sentait monter. A cette erreur magistrale il a ajouté l'étude minutieuse de Nietzsche, qui avait annoncé le nihilisme qu'il portait en lui de manière tragique et aveuglée, tel un Œdipe. Jusqu'au bout Heidegger a refusé de désavouer ses options de jeunesse parce qu'il refusait de céder devant ce qu'il identifiait comme le nihilisme : la dérive démocratique, libérale, occidentaliste, laïque...
Heidegger n'a pas vu que les solutions qu'il avait un temps défendues, puis sa vie cautionnées, n'étaient que l'expression paroxystique et apocalyptique du nihilisme. Heidegger est l'Œdipe qui vient clôturer la métaphysique au sens où il est le dernier métaphysicien qui reprend la terminologie classique. Rosset identifie Heidegger à un cousin de Hegel, avec sa distinction Être/étant. Au juste, le vrai descendant de Heidegger est plus Aristote que Hegel : même incapacité à définir l'Être, même attachement aux rites oligarchiques et aux régimes politiques impérialistes...
Le savoir de Heidegger impressionnait tant qu'on le voyait comme le nouvel Aristote. Sans doute durant l'effervescence nazi le distingua-t-on même comme l'Aristote du Troisième Reich. Cette expression fait frémir parce qu'elle montre à quel point la métaphysique et l'ontologie se sont fourvoyées depuis leur apparition en Grèce. Quand j'emploie le terme de métaphysique, c'est pour évoquer le destin fascinant de ce terme par rapport à Aristote. Les propres recherches de Heidegger mènent bien entendu à l'ontologie primordiale que l'on désigne sous le vocable rapide de pré-socratique.
L'erreur de Heidegger est un faux problème au sens où la terminologie ontologique classique ne permet pas de rendre compte du problème que notre dernier des métaphysiciens pose. Heidegger ne peut résoudre le problème du temps par rapport à des outils conceptuels comme l'Être - et l'étant. Heidegger propose une solution typiquement nihiliste en abolissant la religion, qu'il dépasse par le recours suranné et impossible à l'ontologie. L'ontologie serait le couronnement définitif de la religion, alors que l'ontologie est une sous-branche rationaliste et en partie nihiliste du monothéisme balbutiant.
Un peu de sérieux. C'est dans le cadre du religieux que les pensées les plus profondes s'élaborent, car c'est le religieux qui produit la pensée véritable. Ce sont les religions qui ont proposé les plus pertinentes approches du temps : le temps cyclique est une proposition hindoue, quand les chrétiens renversent l'Éternité du même pour proposer une différence éternelle, dont les caractéristiques sont ainsi peu définissables et sans lien profond avec les sens humains.
L'instabilité du monothéisme rend la conception du temps tout aussi instable : toujours changeante, on finit par considérer que le changement est marque d'éternité, contrairement à un mot de Deleuze le postmoderne immanentiste de facture aussi terminale que mineure : "A la limite, il n'y a que la différence qui se répète". Dans une conception immanentiste, peut-être. Dans une conception monothéiste, l'éternité différentielle ne saurait se confondre avec le retour du même. Même si on éprouve les pires difficultés à définir l'éternité différentielle, la différence existe. Dans la mentalité monothéiste, pourtant, le temps se brouille parce que l'instabilité du renversement monothéiste empêche sa définition par rapport au changement profond de l'identité divine.
Dans un cadre géographique tribal, le temps est d'essence cyclique : il renvoie à l'éternité. Les mystères du cercle sont d'essence divine. Le temps monothéiste est un temps qui perd la boule et qui oscille entre la sphère et le mystère. Il perd en sens en s'unifiant. Il se brouille. Le temps nihiliste est un temps qui existe à l'état de processus linéaire et immuable, mais relativement au sensible. Raison pour laquelle Nietzsche rapproche le temps de l'Éternel Retour du Même et déclare pompeusement que le temps est une sphère dont la dimension supplémentaire dépasserait le cercle.
N'importe quoi de grandiloquent. L'immanentisme n'est pas capable de rendre compte du temps parce que sa conception du réel est fausse. Sa conception du temps épouse sa conception du réel. Si l'on veut la conception du temps la plus précise de l'immanentisme scientifique, que l'on consulte les travaux de Newton. Le néanthéisme permet d'éviter l'écueil du nihilisme en ce qu'il ne distingue pas un néant pur d'un sensible cristallin. En partant de la conception platonicienne du néant qui ne peut être qu'une forme de présence marginale, on corrige le tir (et l'erreur d'aiguillage liée à l'Être) en changeant la vision du prolongement.
On la remplace par l'enversion. Du coup, le néant passe de la marginalité sulfureuse à la reconnaissance. Le néant devient le remplaçant de l'Être à condition d'ajouter qu'il reprend de l'Être le concept d'existence positive. Dans le cadre du néanthéisme, le temps s'explique comme ce qui correspond à l'ordonnation. Le temps, c'est le fait que le néant qui correspond au positif ou à l'existence ne puisse jamais exister à l'état pur. Ce serait un schéma nihiliste. Le néant accouche nécessairement de l'être, étant entendu que le néant pur serait quelque chose comme le désordre pur et que l'ordre pur correspondrait à un fantasme comme l'Être.
Le néanthéisme permet d'expliquer le mystère du temps, qu'aucun schéma transcendantaliste ne peut expliquer, parce que le temps correspond à l'ordonnation. Le temps exprime l'incarnation du néant dans le sensible, soit le fait que le néant ait besoin de s'exprimer par le défilé des instants sensibles. Si nous pouvions défaire la texture des choses et aller au-delà de ce que nous expérimentons d'un point de vue de l'être, nous apercevrions le néant et l'unité de toute chose ferait disparaître le temps. Le temps est nécessaire à la présence du néant dans l'être.
Le temps est ce qui permet à l'unité de s'exprimer d'un point de vue nécessaire et sensible. Le transcendantalisme ne peut comprendre le temps parce qu'il est dans la prolongation. Le nihiliste ne peut comprendre le temps, parce qu'il est dans l'opposition. Seul le néanthéiste peut le comprendre parce qu'il a accès à l'enversion. Bien entendu, cette dimension nouvelle du temps comme ordonnation n'est qu'un aspect du temps, tant il serait démesuré d'estimer que le néanthéiste a accès à l'intégrale vérité et qu'il constitue la fin du sens. Loin de clôturer, il ne fait que prolonger - par l'envers.

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