vendredi 6 novembre 2009

Le temps pose la question de la simultanéité. Le temps est ce qui brise l'unité et établit le morcèlement. Si le temps morcèle, s'il enroule l'unité du réel sous la frise indéfinie du devenir, c'est qu'il est la limite en tant que la limite indique la présence du néant au cœur du réel. Le néant au cœur du sensible montre que les deux formes théoriques n'existent jamais à l'état pur et qu'elles sont toujours sous une disposition mêlée. La question est de savoir si le temps définit le sensible comme un état de réel morcelé qui expurge la grande partie du néant vers l'extérieur du sensible - ou si le temps exprime autre chose qu'une purge, un processus comme l'infinie réduplication des parties. Je penche pour la deuxième solution. Platon explique que nous appartenons à un grand corps, dans une organisation indéfinie de poupées russes.
La métaphore, comme toujours chez Platon, est aussi passionnante que parcellaire. Elle laisse un goût d'inachevé et ne résout pas le problème. Il est vrai que Platon l'emprunte aux mythes égyptiens (et non à la tradition perse/indienne, comme une certaine tradition colonialiste aimerait à insinuer). Nous ne pouvons pas instituer des formes communistes de morcèlements, qui égaliseraient chaque partie morcelée du grand tout. L'autre drame est que plus on progresse dans la hiérarchie des morcèlements, plus la représentation du réel s'unifie et prend forme. Nous pouvons estimer que les morcèlements inférieurs à notre état sont moins conscients du réel que nous le sommes et que les morcèlements supérieurs à notre état le sont davantage.
En même temps, nous n'avons pas conscience que l'unité du réel existe et qu'elle n'est pas concevable pour des parties - malgré ce schéma de progression. Nous avons conscience de cette unité par le fait qu'elle imprègne chacune de ses parties. Imprégnation qui est partielle mais qui n'en est pas moins. Il n'est pas possible de percevoir cette imprégnation comme toujours égale, sans que cette inégalité soit une hiérarchisation cohérente. Le mystère du temps indique que l'ordonnation est partielle et qu'il est nécessaire que la complétude du réel se fasse par l'adjonction d'autres morcèlements au morcèlement ordonné.
Cette indication d'incomplétude émise par le temps est le signe que l'incomplétude n'est pas complétée par le complément de néant pur, mais par le complément d'infinités de morcèlement. Ce qui fait qu'une forme de répétition plane sur la structure du réel est qu'il n'existe jamais indépendamment de notre condition tronquée de réel à l'état pur. Cette unité existe, mais pas indépendamment de ses parties morcelées. En tant qu'unité, le réel est une structure tout à fait simple. Cette simplicité tient dans ce qui est le reflet, soit l'un découlant de deux formes hypothétiques et théoriques, le néant et l'être.
S'il n'est pas possible pour la partie de passer du deux au un, c'est parce que l'un n'existe pas sans le morcèlement. La découverte tragique de l'illusion de Dieu est fausse en ce que Dieu existe, mais Dieu existe en plus de l'ensemble de ses parties - comme une forme qui n'existe pas indépendamment de ses parties. Le sentiment grisant et vague d'appartenir à Dieu est contenu dans la vision religieuse. Si l'un n'existe qu'à l'état de deux, soit de démultiplication constante et indéfinie, alors le temps est la limite de ces démultiplications. L'unité de notre monde, de ce sensible qui est infini et homogène, est déjà imbriquée dans la multiplicité, puisqu'il serait simpliste de tenir le monde de l'homme pour constitué par seulement un seul morcèlement. Les morcèlements s'entrecroisent et se chevauchent.
Le temps indique les mondes auxquels nous n'avons pas accès du fait de notre limite qui est contenue dans notre expérience parcellaire du réel, de ce que nous appelons le sensible. L'expérience de la réduplication de l'infini dans les mondes indique ce qu'est l'infini : le reflet qui permet au réel de ne pas être mécaniste ou matérialiste (et qui indique le mensonge et la fausseté de ces considérations réductionnistes). L'infini est présent dans chaque monde morcelé par le morcèlement, ou toute autre signe d'incomplétude et de fractionnement, parce que l'infini complète chaque ordonnation incomplète, chaque partie du mouvement de réflection. Aucune parcelle de réel ne contient seulement l'un ou l'autre des deux états à l'état pur, ce qui explique pourquoi la pureté est si dangereuse et si trompeuse (elle donne l'impression d'unité).
La mort est le retour de cette forme de néant que l'on retrouve dans le temps. La mort est de ce point de vue la cousine du temps. La mort insinue que notre condition est incomplète et qu'il n'est possible d'atteindre à la complétude qu'en mourant. Selon la structure du réel, nous passons d'un morcèlement à l'autre après notre mort. Le néant n'existant pas, la peur du néant que nous avons n'est qu'en partie justifiée. Il s'agit bien de la peur du néant, mais d'un néant particulier en ce que nous avons surtout peur du changement.
C'est ainsi que nous tombons sur une certaine croyance en la réincarnation, à cette différence près que la réincarnation implique une opération immanente à ce monde sensible. Dans l'expérience de la limite néanthéiste, la réincarnation ne s'effectue jamais dans l'immanentisme, mais dans la dynamique du reflet, dans un rapport perpétuel et permanent d'enversion.
On ne se réincarne en fait jamais puisqu'on change continuellement d'état de morcèlement, de dimension et que le passage s'effectue vers d'autres états qui ne sont jamais le tour, mais chaque fois des parties. La réincarnation est de la dérivation perpétuelle. Le changement signale la dérivation des états finis, soit l'adjonction de néant dans la permanence d'un certain ordre. Que l'ordre ne soit jamais immuable montre son incomplétude et le fait que le changement n'est que l'ajout d'un complément nécessaire à la poursuite du morcèlement, mais insuffisant à l'état d'éternité.
Cependant, il convient de finir cette longue note par une précision d'importance : Dieu existe indépendamment de cette structure toujours morcelée et partielle. Dieu existe parce que l'unité existe. Dieu est cette unité. Bien entendu, Dieu sera à jamais une hypothèse, puisque la définition de cette unité se dérobe constamment à la partie et au deux. Dieu existe en tant qu'il est le reflet, soit la réunion du processus de reflet. Dieu existe parce qu'il importe de comprendre que l'explication immanentiste de l'incréé est absurde. Tout au contraire est-il légitime d'indiquer qu'il est un processus de création, dont l'action créatrice est la figure métonymique ou le rappel religieux.
Simplement ce processus de création ne s'ordonne pas dans la perfection ou dans la complétude, mais dans le reflet ou l'enversion. Dieu est au départ l'incomplétude qui a besoin pour atteindre la complétude de ce processus d'enversion. Dieu a le pouvoir d'instaurer le reflet, non comme un acte tout-puissant et gratuit, mais comme l'acte qui lui permet d'atteindre à la complétude. C'est pourquoi il faut postuler à l'idée d'une existence de Dieu qui implique que les phases de réincarnation néanthéistes que nous ne cessons de connaître en tant que parties aillent de pair avec l'expérience de Dieu.
Ce mystère de la simultanéité de l'éternité, pour reprendre une extraordinaire et impressionnante intuition d'ordre théologique (la théologie étant toujours plus profonde que la philosophie), est explicable dans l'hypothèse néanthéiste, si l'on prend bien soin de rappeler que l'état de création est incomplétude et que le phénomène de Dieu dénote l'état d'incomplétude indépendant de l'état d'ordonnation où l'unité n'existe pas et où l'enversion gémellaire complète ce rapport.
Dans cette configuration, le temps n'existe pas. Il serait très déformateur d'expliquer que Dieu est l'état d'incomplétude antérieur à l'ordonnation. Dieu est le complément qui n'existerait pas sans son complément ordonné. Dieu est le père des jumeaux néanthéistes, mais un père qui ne serait rien sans ses enfants. Ainsi tombons-nous sur une conception de Dieu qui est complément et qui est incomplétude. Dans le transcendantalisme, le prolongement implique que le divin soit perfection. Dans le néanthéisme, le divin est imperfection. Il a besoin du réel et il n'est qu'une part du réel.
Si l'on voulait instaurer Dieu dans le temps, on oserait que Dieu précède le temps, mais si l'on comprend la simultanéité et la signification du temps, on comprend que Dieu est contenu dans le temps et que l'extraordinaire pouvoir de Dieu consiste à avoir suscité les mondes infinis et indéfinis pour compléter sa propre carence et pour assurer sa pérennité à jamais. Dans cet ordre, il coule de source qu'une part de nous ressortit du divin, comme il coule de source que ce que nous percevons de nous actuellement n'est jamais que la partie tronquée et morcelée de ce que nous sommes.
Nous sommes une partie du réel qui ne se réduit pas à son expression sensible mais qui existe dans toutes les parties morcelées de ce réel. Notre principe de simultanéité implique que notre présence au sensible ne soit qu'une partie de notre présence au monde en tant que notre présence est morcelée; et que notre présence morcelée soit aussi présence à Dieu.
Qui est Dieu? Le père des jumeaux est celui qui n'est pas morcelé - les parts de morcelé recèlent leur part d'unicité. Cette définition de Dieu est la définition de l'unité, dont le propre n'est pas d'être l'intégralité, mais d'être la dimension non morcelé du réel. A cet égard, il n'est pas envisageable de réduire le non morcelé à une représentation statique et parcellaire. Le domaine du divin s'exprime en termes de dimension dynamique. Il est l'incomplet qui en tant que non morcelé présente un rapport de simplicité et d'unicité avec chacune des parts morcelées.
Il est dans un rapport dynamique avec le réel qui le rend indépendant du réel tout en l'intégrant dans son champ. Cette conception dynamique explique que la représentation chronologique d'antériorité ne convienne pas pour qualifier un rapport de simultanéité et d'incomplétude.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire